Texte de Leonor Nuridsany

Irina Rotaru s’attaque à la couleur…

Véritable bataille menée ici contre une pratique que l’artiste avait violemment rejetée. Lutte nécessaire pour provoquer des tensions formelles, des rapprochements inattendus. Une façon d’exposer ses troubles, ses expériences, ses doutes. Car on assiste bien ici à l’élaboration d’une nouvelle forme, fragile mais libérée d’un certain confort lié à l’habitude. Ici, les variations des lignes, l’association de la couleur et de la mine de plomb, les hésitations, les ajustements tranchent avec la rigueur de l’œuvre.
On est loin de l’époque où à l’Ecole Nationale des Beaux-Arts de Paris, Irina Rotaru alors jeune étudiante allemande d’origine roumaine, cesse de peindre, étouffée et freinée par le poids de ce medium. Dans l’atelier de Penone, elle se confronte à un autre matériau, des « ouvertures sans issue » dit-elle, figurant le vide. Puis les traits glissent de la troisième dimension au plan, le dessin trouve sa place, prend tout son sens. Du relief.
« Chez moi, la peinture a toujours été une histoire de plein et le dessin une histoire de vide. La ligne ouvre l’espace, la peinture couvre la surface. Tache contre ligne. » Ici, pas de taches contre des lignes, mais des lignes contre des lignes. Une occasion de faire vibrer le trait, de concentrer la nervosité du geste, contrôlé. De définir grâce au vide, des formes, des volumes. De forcer la rencontre entre les ouvertures et les coupures anguleuses, tranchantes, déterminées. De créer des alchimies inédites sans pour autant négliger l’identité des matériaux. Les premiers traits au crayon sec dessinent d’abord des fines lignes qui structurent l’espace, ensuite la mine grasse, plus épaisse, recouvre à trois reprises la première trame : esquisse, à peine visible et libre qui révèle, étrangement, la ligne qui la recouvre.
La répétition du trait figure une étape essentielle, celle de l’artiste qui domine sa nature, retient et dirige le poids du crayon qui s’enfonce dans le papier et le scarifie. […] l’artiste donne du volume au tracé . […] La superposition des lignes, précise l’artiste, renforce le trait et le geste. Certes, mais elle dévoile aussi les imperfections qu’Irina Rotaru corrige obstinément. Pourtant elle n’efface rien. Les différentes phases d’exécution demeurent apparentes, les repentirs aussi, comme des calques superposés créant une profondeur singulière. Des dessins dans le dessin.
La force de ses œuvres réside justement dans cet équilibre incertain : la spontanéité du premier souffle rattrapé par l’obstination du geste, de la pensée et de la rigueur de la composition. Une détermination qui selon Irina Rotaru lui permettra un jour d’atteindre la perfection. Perfection de la construction et des formes, tendues, maîtrisées. Perfection du rythme pour celle qui considère la musique comme son « deuxième crayon ». L’énergie de la musique industrielle, gothique et le black metal l’ont nourrie, avec une profondeur stimulée par des brèves illuminations. Guidée par Rachmaninov, Mahler ou Brahms, aussi bien que par la tension des cordes pincées du Koto japonais, Irina Rotaru fait résonner cette variété de  couleurs mélodiques dans son œuvre. L’importance de l’écriture, tant musicale que littéraire, est omniprésente ici. Parce qu’elle anime avec une justesse éclatante la tension d’un geste extraordinairement libre contenu avec une force rare.

Leonor Nuridsany, 2009