Le feu sacré du dessin
On dit parfois d’un artiste qu’il a le feu sacré. Cela ne veut pas seulement dire qu’il a de la passion, de l’enthousiasme ou de l’ardeur, comme l’entend le sens commun. Avoir le feu sacré en art est quelque chose qui déborde l’humain et le langage pour toucher à une forme d’essence. C’est le cas du dessin d’Irina Quinterne (plus connue sous le nom d’Irina Rotaru), lieu s’il en est de ce surgissement. Un dessin qui irradie de la fusion lumière-couleur. A moins qu’il ne résulte d’une forme de quintessence, cet autre nom du mystère de la pierre philosophale, qui pour d’aucuns représente l’esprit même de la lumière incarnée dans la matière et le vivant. Ainsi que l’art de les nourrir et de les réinventer en permanence pour les transmettre.
Cette exposition de dessins d’Irina Quinterne participe de cette transmission. Ou plutôt de cette transmutation. Elle est pleine de feu, de soleil et de lumière. Il y a d’abord Grand brûlé montrant une croix, qui est aussi une épée, emmaillotée dans une sorte de suaire associé à une flamme. S’agit-il de l’évocation d’un Jésus littéralement consumé par le feu divin ? Pour l’artiste ce sont aussi les axes d’une trame pouvant s’étendre à l’infini. Ce dessin fait écho à Sonnenkind (enfant du soleil) ou Mithra qui renvoient aux cultures du soleil, à leurs croyances et à leurs rituels.
Le feu sacré est aussi le nom du Saint-Esprit qu’Irina Quinterne invoque dans plusieurs de ses œuvres. Le Feu sacré, ou le Saint feu est également un miracle fondateur de la chrétienté, toujours célébré par les orthodoxes et largement ignoré en Occident, si ce n’est à travers le feu Pascal. Le phénomène se réitère tous les ans dans la basilique du Saint-Sépulcre à Jérusalem le premier samedi avant Pâques, avec l’apparition sur le tombeau du Christ de flammes sporadiques qui sont transmises aux fidèles. En 2020 ce miracle aura lieu le 18 avril qui est aussi le dernier jour de l’exposition d’Irina Quinterne à la galerie Pascal Gabert à Paris. Étrange synchronicité.
Cette exposition est effectivement empreinte de spiritualité. Que ce soit à travers les figures de la Vierge, de la croix du Christ, de Saint-Sébastien ou du dragon, symbole du feu intérieur et extérieur. Irina Quinterne croit en toutes ces croyances. Sans distinction, dit-elle. Si elle croit en tout, elle se sent aussi en phase avec ceux qui ne croient en rien. En fait, elle réinvestit l’essence même des cultures de l’enchantement et de l’invisible pour en restituer les énergies primordiales et réinventer une forme de mystique.
Rares sont les artistes qui rallument aujourd’hui ces feux sacrés. Qui plus est à l’âge de l’art contemporain qui ne croit plus aux miracles, si ce n’est pour lui-même, dans une période qui en a pourtant bien besoin. Et où il faut le dire, de plus en plus d’œuvres apparaissent comme anecdotiques et obsolètes, même si elles ont leur utilité ou leur justification culturelle. N’avons-nous pas l’art que l’on mérite ?
C’est peut-être aussi ce qu’évoque Irina Quinterne avec cette exposition qu’elle a intitulée Extinction sans distinction. Titre qui nous renvoie à la dimension engagée et politique de son art, marqué par les problématiques de frontières et d’immigration avec Drapeaux fanés, Les larmes du Nil, Grenzbüten (Floraisons frontalières) ou la piteuse bannière des Nations Unies tendue sur un rouleau à pâtisserie. Il y a aussi le dessin très fort avec un jerrican portant la marque Romantisme. Bien entendu qu’il faut réveiller l’essence même du romantisme pour remettre le feu sacré à la culture globale et à tout un système déshumanisé dominé par la spéculation !
En réponse, Irina Quinterne transmet le feu sacré à travers un art de la lumière et de la couleur. Les couleurs sont autant de fréquences dues aux variations du prisme encore méconnu du feu solaire qui irrigue tout un chacun jusqu’au plus profond de son organisme à travers le cristallin de l’œil. Sans cette lumière que verrions-nous ? Que serions-nous ? Assurément rien. Cette exposition est une célébration du feu et de la lumière à travers la polychromie comme on en voit rarement dans le paysage artistique. Certains dessins d’Irina Quinterne sont de pures jubilations extatiques de couleurs tel qu’en témoigne Van Gogh et la fleur, où l’on devine le peintre assis sur sa chaise faisant face à une effloraison de vert, de rouge, de bleu et de jaune renvoyant au tournesol, symbole solaire s’il en est. Il fait écho à L’île des morts-l’arrivée, inspiré de la fascinante série de tableaux d’Arnold Böcklin peinte dans les années 1880. Sauf qu’ici le trépas et l’au-delà sont évoqués à travers une explosion chromatique.
Ces dessins sont actifs car ils ont une vibration, une charge et une énergétique toute particulière due à leur fluidité. Une fluidité de la ligne et de la couleur qui devient un véritable flux. Dans ses fréquences les plus hautes, ce dessin-flux confine à une forme d’extase visuelle. Les ondes de ces dessins avec leurs agencements de lignes et de nappes colorées (voir aussi Vater Erde/Père terre ou La Reine du ciel exposée au Grand Palais pour Art Paris du 2 au 5 avril), peuvent opérer comme un véritable soin pour celui qui les regarde. Peut-être s’agit-il d’une sorte de panacée, résultant d’une véritable alchimie des formes, des lignes, des couleurs, du sens et du cœur, à laquelle procède l’artiste.
La dimension alchimique est présente dans l’art d’Irina Quinterne, bien que sous-jacente et cachée. Notamment dans la série Sigismund Freund : Pénus de Milo où l’artiste pratique une langue des oiseaux à la fois textuelle, symbolique et visuelle. Par exemple à travers la relation androgyne et fusionnelle qu’elle établit entre le féminin et le masculin. Ce qui peut nourrir un érotisme assez cru et parfois même torride. Pour ne pas dire brûlant comme avec Kuss-Baiser ou Pénétration bleue-chair ou Mécanisme de la vie. Brûlant comme le Dragon-éclosion que l’on peut relier à l’ouroboros de Midi-Minuit qui renvoie au mariage de la lune et du soleil.
A travers le soleil, la lumière, la couleur, les spiritualités et les croyances, mais aussi les bites, les moules, et autres trous de cul, Irina Quinterne réveille les énergies du vivant et des cultures de l’invisible qu’une modernité rationaliste, analytique et matérialiste n’a eu de cesse de vilipender de réduire et d’assujettir à une certaine forme de raison. Cultures de l’Invisible que Freud nommait « la boue noire de l’humanité », en recommandant de ne pas les remuer au risque de remontées nauséabondes. A la fin de sa vie le père de la psychanalyse a regretté ce surplomb méprisant et cet interdit inquisitorial. S’est-il rendu compte qu’en barrant ces dimensions, l’Occident coupait l’humain de toute une mécanistique de la vie et de l’organicité même de sa propre culture ? Au risque de nourrir un processus d’extinction dans lequel nous sommes bel et bien engagés aujourd’hui.
A moins que cette extinction ne soit une libération probable dans la lumière par les feux de l’apocalypse. Le feu par le feu en quelque sorte. Ce que n’exclut pas l’artiste. Il est vrai que l’apocalypse, au sens de révélation, tient une place importante dans le dessin visionnaire d’Irina Quinterne. Comme pour conjurer une extinction du feu sacré qui en appellerait bien d’autres, de manière massive, sans distinction ni salut.
Pascal Pique
Le Musée de l’Invisible